Ecoute

"C'est incroyable professeur Charpenne, regardez !"
Le jeune assistant asiatique désignait une poignée de chiffres à l'écran, une petite poignée perdue sur une surface tapissée de nombres changeants, l'un des écrans parmi les 12 analogues alignés le long des murs de la salle de mesures de l'Expérience LUDE, de part et d'autre du large tableau où trônait le complexe schéma de la Machine constituée de myriades de capteurs assemblés en strate successives autour de la vaste cuve du détecteur.

"Regardez l'entropie, professeur, l'entropie des fluctuations autour de cette fréquence. Ce signal fluctuant est un message, professeur, un message !"
Le professeur Charpenne fronçait les sourcils et plissait les yeux, voûté vers l'écran par dessus l'épaule de l'assistant pour regarder les chiffres que pointait l'index de ce dernier. Ces plis involontaires sur son visage, encouragés par l'âge de sa carcasse et le manque de zèle quant à son entretient - à quand remontait sa dernière vraie nuit, sans même parler de vacances ? - , étaient autant du à l'effort d'accommodation sur les petits chiffres qu'il fallait distinguer sur un écran qui en était noyé, qu'à la circonspection suite à la remarque de cet assistant dont il avait du mal à cerner le sens, ou plutôt, le rapport avec ce qu'on s'efforçait d'observer en ces lieux, surprises comprises.

L'expérience LUDE - Listening Universe Dark Energy - visait à mesurer directement l'énergie sombre supposée emplir l'Univers, et causer - ou au moins participer activement - à l'expansion de celui-ci. Les conjectures sur la nature de cette énergie, et les théories cherchant à prédire les lois qui la régissent, fleurissaient depuis trois décennies, et l'expérience devait enfin permettre de faire des mesures, et donc non seulement faire le tri entre les différentes hypothèses et prédictions, mais aussi - comme le rêvent au fond toujours les chercheurs - de découvrir du nouveau, de l'inattendu, des moissons de mesures recelant une logique interne qui sortent espièglement des clous prévus par les théoriciens. En effet, le siècle précédent avait connu pléthore d'expériences de physique des hautes énergies sur de coûteux accélérateurs de particules qui n'avaient fait que confirmer laborieusement les modèles échafaudés dans l'esprit tortueux de théoriciens plusieurs années auparavant, à croire que l'Univers lisait et implémentait au fur et à mesure ce qui s'écrivait dans "Physical Reviews" [1]. Mais l'énergie sombre, c'était autrement prometteur pour les expérimentateurs, car les diverses proto-théories étaient aussi variées que parcellaires, et donc pour la première fois depuis longtemps, il allait être possible de faire de la science à partir de l'observation et non en préalable, comme il en va normalement dans toutes les autres disciplines à l'exception de la physique des particules moderne. Les théories en compétition ne s'étaient guère accordées que sur le phénomène à observer et l'astucieux moyen technologique de le rendre mesurable sur Terre, un principe de résonance du vide amplifiée qui, sous des conditions extraordinairement soignées, devaient manifester une signature de ce qu'il se tramait aussi subtilement qu'universellement dans les grands espaces de l'Univers, signature dont chaque proto-théorie prédisait des caractéristiques assez différentes. Cette variété avait conduit à multiplier les types de capteurs pour s'assurer de ne rien rater d'important, d'autant plus qu'après tout, l'ensemble des théories candidates pouvaient très bien s'avérer fausses, auquel cas il faudrait trouver autre chose encore.

La conception du détecteur, principes et appareillages, avait durée une année, et sa construction plus de 5 ans, sous l'égide d'un consortium international vu le coût faramineux - il faut croire que les scientifiques s'entendent à faire miroiter aux gouvernants d'illusoires retombées économiques révolutionnaires, pour que ceux-ci consentent à financer leur coûteuse curiosité, les questions philosophiques essentielles telles que "d'où venons nous ?" et "pourquoi y-a-t'il quelque chose plutôt que rien ?" ayant d'ordinaire plus de mal à mobiliser un plan d'investigation flirtant avec le milliard d'Euros sur la seule base de leur universalité. Car il s'agissait bien d'un nouveau projet pharaonique comme les physiciens en ont le secret, en forme de défi technique jusque dans le gros oeuvre: La cuve ensevelie sous les multiples couches de capteurs était une sphère parfaite de 30 mètres de diamètre emplie d'un vide plus total que dans l'espace du système solaire, délimitée par une coque supra-conductrice impeccablement homogène, le tout enfoui sous plus de 10km d'eau au fond d'une fosse océanique au large du Japon afin de prémunir les capteurs de la foison de rayonnements 'ordinaires' qui sillonnent tant l'espace que l'atmosphère terrestre. La salle d'observation était quant à elle bien sûr à terre, installée sur le front de mer à 70km de Tokyo, reliée à la Machine par un faisceau touffu de câbles.

Après quelques semaines de rodage, de calibration et de montée en puissance, l'expérience proprement dite avait commencée depuis 3 jours, 3 jours de fébrilité où l'on s'affairait devant les écrans, et où la communauté scientifique retenait son souffle - même si les média avaient quant à eux plus de mal à tenir les téléspectateurs en haleine avec un spectacle aussi abstrait et dont l'enjeu paraissait aussi intangible. Il est difficile de parler de routine dans le cadre d'une quête de ce genre, et pourtant le plan de travail expérimental était structuré depuis longtemps et mené par des professionnels qui savaient précisément ce qu'ils avaient à faire, même si la griserie enflammait facilement les conversations lors des pauses et des soirées.
Pour marcher, le détecteur marchait - il semble presque surnaturel de constater commencer ces bricoleurs farfelus de scientifiques arrivent à concevoir des monstres technologiques jamais faits dans l'ensemble comme dans presque chaque détail mais qui s'avèrent marcher du premier coup, quand la quasi totalité des innovations un peu ambitieuses du monde économique courant semblent vouées aux errements et laborieuses rectifications improvisées avec force dépassement de budget, quand elles ne se terminent pas en catastrophes calamiteuses. Du premier coup, la signature de l'énergie sombre était bien là, accueillie comme une correspondante longtemps attendue, et même un peu plus intense que prévue, donnant instantanément une teinte surannée aux quelques articles cassandres qui doutaient depuis toujours de son existence même, balayée sur le compte des "illusions et épicycles de notre physique moderne bancale".
Le travail consistait donc à mesurer et caractériser en tous sens cette énergie de toutes les façons imaginables, pour en comprendre le moteur, les règles, voire un début de sa cartographie dans l'Univers, au moins selon les directions. Et il y avait de quoi faire: non seulement diverses variations se laissaient entrevoir selon les paramètres, mais également de vastes et lentes évolutions temporelles. Et il apparu bien vite qu'il y avait à voir à plusieurs échelles; en particulier, des modulations faibles mais mesurables surgissaient à certaines longueurs d'onde, où l'on constatait parfois de rapides oscillations. Vraisemblablement, cette forme d'énergie inconnue palpitait et témoignait des trépidations des astres de l'Univers, tout comme la lumière, plus généralement le rayonnement électromagnétique, et toutes les autres types de rayonnements connus jusqu'ici. Ce qui n'en rendait que plus touffu le travail de mettre bon ordre à toutes ces observations, puisqu'il fallait comprendre à la fois les règles et les données, et c'est ce à quoi s'affairaient maintenant à dégrossir une bonne partie des assistants dans la salle de mesures.

Le professeur Charpenne n'avait pas réussit à établir de véritable lien humain avec cet assistant discret et poli - nipponnité oblige - , qui ne pouvait s'empêcher de l'appeler 'professeur' sans arriver à le tutoyer comme tous les assistants occidentaux le faisaient malgré la différence d'âge et de notoriété, mais il savait Akifumi fiable, et même prometteur. En dépit de son allure d'étudiant - mais avait-il l'âge de son apparence et de son comportement si lisses ? - , il avait déjà vu du pays, et en particulier eu le rare honneur de travailler sur le site du VLT - le Very Large Telescope Européen installé sur les hauts plateaux du désert d'Atacama au nord du Chili. Son travail d'alors consistait déjà à interpréter les variations et sursauts cachés dans les différents signaux lumineux captés de l'Univers, qui permettaient de décrire de lointains astres atypiques ou agonisants - comme ces pulsars tournant sur eux-mêmes à plus de 1000 tours par seconde -, ou d'observer des conditions physiques extrêmes comme lors de l'ignition d'une supernova ou de la fusion de trous noirs. C'est cette spécialité dans l'analyse de signaux qui l'avait motivé à revenir au pays postuler à l'expérience LUDE, et qui avait justifié son recrutement.
Devant l'air perplexe du professeur, l'assistant fit obligeamment un peu de pédagogie pour l'aider à situer le contexte de sa remarque. "Comme vous le savez, une modulation peut être régulière, périodique de façon plus ou moins complexe, et nombre de phénomènes naturels en sécrètent de ce genre, à commencer par les rotations, oscillations, révolutions et masquages des astres. Une modulation peut aussi être totalement désordonnée, comme le 'bruit' du grésillement de parasites fait de la superposition d'innombrables petites modulations différentes. Mais là, il y a toute une série de fréquences où la modulation n'est ni périodique, ni aléatoire. Comme je n'arrivais pas à trancher, c'est ce que j'ai fait calculer ici à l'ordinateur, en analysant l'entropie - c'est le taux de désordre - sur des portions de signal suffisamment longues." Et l'ordinateur tranchait de surprenante manière, en répondant que ça n'était ni l'un ni l'autre: l'entropie n'était ni faible ni totale, mais bel et bien intermédiaire. "Certains signaux se montrent un peu plus ordonnés et d'autres beaucoup moins, mais tous témoignent de cette anormale singularité: ils ne peuvent être d'origine naturelle. Aucun phénomène naturel ne saurait générer des modulations qui ne soient ni régulières ni aléatoires. Les seuls signaux imaginables de ce type sont les messages conçus par des intelligences." Il avait posé cela de manière calme mais catégorique, ajusté comme une démonstration mathématique.
Vu les techniques employées, la nature du phénomène mesuré, et les fréquences observées, il était exclu qu'il puisse s'agir d'une contamination des données par un signal d'origine terrestre. Là, sur l'écran, il y avait donc derrière ces modestes chiffres la trace de messages émis depuis un coin de l'Univers par des êtres intelligents, de quantités de messages émis de tous les coins de l'Univers par des civilisations suffisamment avancées pour le faire, certains probablement émis des millions ou des milliards d'années plutôt - le temps de nous parvenir. La tête du professeur tournait au fur et à mesure qu'il déroulait mentalement le fil de ces implications, et il se laissa tomber sur le fauteuil d'à côté, la gorge vide, le regard fixé sur celui de l'assistant, incapable du moindre mouvement.

L'inattendu avait donc surgit là où on ne l'attendait vraiment pas du tout: totalement en marge de la question de l'énergie sombre, de sa théorie et de sa cartographie, on était visiblement tombé par hasard sur le canal par lequel les civilisations se signalent et parlent à l'Univers - vu les délais de transmission il est exclus d'imaginer des dialogues -, après que l'Humanité ait activement si longtemps cherché en vain, au télescope, le long des ondes radios, puis dans la longueur d'onde électromagnétique de l'hydrogène, avec forces argumentations que c'était nécessairement là où l'on émettrait si quelqu'un devait émettre puisque c'était là qu'il était facile et logique de chercher, conduisant ensuite à devoir expliquer l'inexplicable mutisme du ciel où nous semblions si désespérément seuls. En passant soudain de ce long silence à ce brouhaha, la nouvelle humiliante était que nous étions donc jusqu'alors techniquement trop peu avancés pour connaître le moyen apparemment le plus évident pour s'exprimer - il faut croire qu'émettre et détecter devait être bien plus facile sur ce terrain, même si on n'en était pas à savoir pourquoi. Bref, nous étions les demeurés de la classe. La bonne nouvelle était que nous avions maintenant le niveau minimum requis, seuil de maturité élémentaire qui faisait que nous découvrions d'un coup enfin que nous n'étions pas seuls, et même toute une foule, tel l'enfant unique faisant sa rentrée en maternelle.
Si les physiciens 'pur sucre' continuaient le travail prévu sur l'étude de l'énergie sombre, une nouvelle équipe consacrée à l'analyse des messages se constitua rapidement dans des locaux adjacents, en lien étroit avec différents correspondants d'autres laboratoires de la planète. Akifumi en avait obtenu à sa propre surprise la direction honorifique, bien que n'ayant pas de compétences dans ce type de décodages, mais cela avait l'insigne avantage de justifier administrativement la présence du second groupe dans les lieux, et de conserver ainsi l'affiliation de celui-ci, avec ce que cela implique quant à la paternité des conséquences. Il va sans dire que du point de vue médiatique, cette quête éclipsait totalement la précédente.

Se rendre compte qu'une voix vous parle est une chose. Comprendre ce qu'elle vous dit en est une autre. Dans quelle langue pourraient se parler des êtres dont la biologie, la forme d'intelligence, les sens, la culture, n'ont a priori rien de comparable ? [2] De fait, l'analyse révéla plusieurs types de signaux bien différents: certains étaient des sortes de balises permettant de signaler la présence d'un signal non-naturel: décomptes répétés de nombres premiers ou de décimales de Pi en binaire, motifs imbriqués... D'autres, des messages à contenus techniques basiques, semblaient fixer des notions simples: des nombres physiques sans unité comme le rapport de masse du proton et de l'électron - il est en effet impensable d'imaginer qu'une autre civilisation partage des unités comme le mètre ou le gramme, ce qui n'est même pas unifié sur Terre - et d'autres grandeurs pas encore toutes identifiés, des séries comme la liste des noyaux atomiques... S'agissait-il de faire état de leur savoir ? De proto-messages, volontairement limités pour pouvoirs être universels ? Ou peut-être plus probablement, de définir des repères communs, comme des notions et des grandeurs, pour d'autres explications plus complexes à suivre ? De fait, le plus gros des messages étaient des flux ininterrompus incompréhensibles, et devaient requérir d'en comprendre d'abord le code, c'est à dire, d'apprendre à lire les dictionnaires, sous réserve de les trouver.

Une conférence de presse se tenait chaque semaine dans la salle de réunion. "Comprendre les nombres et symboles mathématiques a été le plus simple", expliqua Akifumi à la journaliste de CNN, "par le truchement de simple tables comme celles qu'apprennent les écoliers. Le langage des mathématiques est universel; ça ne suffit bien sûr pas à se parler de tout, mais c'est quand même bien pratique pour établir certaines bases. De même on a saisit assez facilement les conventions de formatage élémentaires des messages: quelqu'en soit la longueur, ils sont structurés en blocs gigognes numérotés, comme les tomes, parties, chapitres et sous-chapitres d'un livre, et certains nombres associés à un symbole-repère constituent des index qui permettent des références entre parties. Par contre nous sommes toujours totalement incapables de déchiffrer les contenus eux-mêmes. Tout juste pouvons nous repérer que certains chapitres semblent parler de maths ou de physique, mais pas plus".
La journaliste s'étonna: "tous les messages utilisent donc le même système, comme s'il y avait dans tout l'Univers une seule et même civilisation utilisant le même langage ?"
L'assistant fraîchement promu Directeur, puis faisant finalement office de communicant vulgarisateur - ce dont il ne se tirait pas trop mal -, redressa la tête et précisa: "Attention, il y a plusieurs choses bien différentes. Pour le langage utilisé dans les contenus, je ne peux rien vous dire, puisqu'on n'en comprend rien. L'organisation structurée, quant à elle, est une chose assez logique, toute intelligence peut la réinventer séparément. Là où la question se pose effectivement, ce sont pour les chiffres et les symboles. En effet, plusieurs sources pourtant éloignées utilisent les mêmes symboles, et d'autres non, formant plusieurs familles affiliées sans logique géographique. Mais il parait peu vraisemblable qu'une même civilisation puisse s'être établie sur de telles distances. Il est plus raisonnable d'imaginer que chaque nouvel émetteur s'inspire de ce qu'il a lui-même reçu, comme nous le ferons sans doute nous-mêmes un jour, quand nous aurons les moyens techniques d'émettre. Rappelez vous que dans le vaste espace, il y a ce paradoxe du classement temporel, à cause de l'énorme délai de transmission proportionnel à la distance: deux évènements simultanés pour nous ne le sont pas pour les autres, et pire, l'ordre d'arrivée de deux messages peut être inversé pour nous ou pour d'autres observateurs. Deux émetteurs qui utilisent les même notations ont peut-être juste adoptés celles d'un troisième, dont elles ont reçu les messages en même temps... sans être pour autant contemporaines l'une de l'autre."
"Mais à votre avis, que contiennent ces messages ?"
Il raidit la nuque et cillât, puis repris avec un petit sourire, un peu gêné de devoir quitter le terrain purement objectif et factuel. "Ma foi, l'opinion de la plupart d'entre nous, c'est qu'il s'agit de sortes... d'encyclopédies. C'est à dire, de l'ensemble des savoirs d'une civilisation, des sciences à l'Histoire en passant par la culture - en tout cas c'est ce qu'on ferait à leur place. C'est livré tranches par tranches, presque en vrac. Les tranches sont bien numérotées, mais pas toujours dans l'ordre, et il y en a vraiment beaucoup, on n'a pas encore détecté de fin ou de répétition. En fait, c'est vraiment un peu comme si nous diffusion notre wikipedia dans l'espace, avec en prime un cours d'alphabétisation pour enfant élevé dans la jungle, pour que le lecteur apprenne d'abord à lire et à compter. Voilà, nous pensons que toutes ces civilisations s'échangent leurs 'wikipedia'. Enfin, plutôt, elles transmettent leur témoignage et leur connaissance à l'agora, à des gens qui les recevront quand elles auront sûrement disparues depuis longtemps."
Après une pause, il ajouta: "En ce sens, pour reprendre votre remarque, peut-être bien qu'il y a une forme de civilisation universelle, là haut: quand nous serons capable de lire ces 'pages', nous accéderons vraisemblablement à un savoir technologique inédit, et peut-être même à une Histoire de la galaxie, et des civilisations du cosmos. Ce faisant, nous adopterons ces savoirs techniques, mais nous prendrons aussi notre place dans cette Histoire commune. Une drôle de civilisation universelle, dont les populations totalement dissemblables ne se seront sûrement jamais croisées - sauf peut-être exceptionnellement les plus voisines et les plus durables -, auront vécues à des époques très différentes, mais partagent une connaissance commune, et finalement une unité, une forme de fond commun de culture universelle, constituée par l'échange et par le legs des précédents aux suivants, d'intelligences à intelligences. Et cet ordre existe depuis des millions ou des milliards d'années, seulement nous venons juste de rejoindre la famille." On pouvait presque sentir un frisson parcourant les échines dans l'assistance.

Il fallu moins d'une année pour arriver à déchiffrer grossièrement la petite proportion de pages qui semblaient parler de physique. Beaucoup traitaient de choses déjà connues, d'autres au contraire nécessitaient visiblement des notions préalables dont on n'avait pas encore vu passer les 'pages', lesquelles semblaient heureusement être répétées périodiquement selon leur importance - bien qu'on ne soit encore parvenu au terme d'aucun message, si terme il y avait. Heureusement, on captait et suivait maintenant plusieurs centaines de milliers de canaux, ce qui faisait que chaque mois offrait quelques contenus qui semblaient à la fois décryptables et innovants. Bien sûr, recevoir des cours de physique par correspondance est une chose, en acquérir la maîtrise en est une autre, sans parler du temps de reproduire des expériences, puis d'en tirer des applications. Mais nul doute que l'activité scientifique de la planète allait opérer une totale réorientation en ce sens, cela commençait même dans certains domaines propices comme la physique. Et nul doute que dans la foulée, c'est l'évolution technique de notre planète qui allait en être chamboulée. L'information arrivait bien plus vite qu'on ne savait la traiter; pour l'instant on la stockait par tera-octets quotidiens, autant dire qu'il y avait du pain sur la planche pour un moment.
Le plus gros des pages demeurait incompréhensible: en connaître d'avantage sur la vie, la culture et l'Histoire, ou simplement l'apparence de nos mystérieux correspondants nécessitait vraiment de décoder leur langage, et qui sait, peut-être même que leur sens ou leur organisation mentale pouvait rendre une partie de la tâche impossible à cause des limites de notre propre entendement. Le principal espoir à court terme était de repérer des blocs de données dans ces 'pages', et parmi ces données, de trouver des images ou des schémas, au moins ça. Cependant les images ont directement à voir avec les perceptions de qui les fabriquent: nos yeux voient en 2D et avec un faible sens trichromatique des couleurs, auquel notre système nerveux ajoute la sensibilité aux contours, tandis que la Stomatopoda - la crevette-mante - perçoit une palette de 16 couleurs fondamentales - ultra-violets et polarisation comprise - , que notre oreille capte des timbres infiniment plus riches encore que ces couleurs, avec certes une structure spatiale particulièrement myope, mais couvrant toutes les directions, tandis que l'écholocation des chauves-souris leur donne accès au véritable 3D, d'autres animaux étant directement sensibles aux mouvements, et d'autres encore aux champs électriques. Avec une telle variété de perceptions rien que sur Terre, on pouvait s'attendre à d'innombrables types de représentations, dont il faudrait de surcroît également trouver les codes sans même savoir à quoi on a affaire. Pas évident de savoir si la notion de schéma - à base de contours, et à plat - existe pour toutes les intelligences, quelque soit leurs organes perceptifs et leur type d'entendement. Mais tout de même, on avait bon espoir de trouver au moins une image parmi les si nombreux canaux de messages, une bonne vielle image toute simple en noir et blanc ou en niveaux de gris, quelque part parmi tout ces flots de chiffres.
Au delà de la recherche tâtonnante d'un premier point d'appui pour attaquer le décodage des données, démarche qui constituait elle-même un raccourcit avant de comprendre les 'textes', on retrouvait ici en fait une autre préoccupation commune chez les humains: comme pour les récits anciens contant de mythiques merveilles et cités lointaines, comme lors de la découverte répétée d'exoplanètes détectées par des mesures indirectes, l'humain commun se sent particulièrement frustré par une connaissance exclusivement abstraite: il veut voir. Un autre espoir plus prosaïque était de repérer par cette méthode une civilisation avec laquelle on partage un peu plus que les autres, et donc probablement plus facile à comprendre, avec le possible bonus que cette 'grande soeur' ait déjà fait le travail de décortiquer les connaissances des autres et nous mâche ainsi le travail, en forme d'ambassade dans ce nouvel âge.

On trouva la première image 2 ans après la découverte des transmissions par énergie sombre, c'est à dire au bout de 2 années de brassage systématique de fournées de nombres par plusieurs puissantes grilles de calcul, brassage consistant à interpréter tout morceau de chaque signal comme une image de toutes les tailles possibles, puis à analyser si le résultat ressemblait à la neige d'une télévision grillée ou si elle recelait soudain une structure. Une fois enfin rouvée la première image par 'méthode de force brute', il fut relativement facile de déterminer a posteriori les conventions indiquant un bloc de donnée de type image, et pour commencer, un bloc de données tout court, ce qui ouvrait enfin des perspectives dans l'analyse des messages. Mais surtout, cela permit de cribler efficacement parmi les innombrables canaux ceux contenant des images, afin de se concentrer sur l'un des plus fournis parmi les sources les plus proches de la Terre, trouvé à environ 800 années lumières - se baser sur une encyclopédie vielle de plusieurs millions d'années aurait en effet pu nous priver d'informations importantes sur l'actualité 'récente'... sous réserve d'arriver un jour à décoder lesdites informations, bien sûr.
C'est à ce stade que fut mis en ligne publiquement le Wikuniverse, qui reprenait la structure des pages reçues, où des séries de chiffres remplaçaient encore le texte à venir un jour, mais où les nombres, formules mathématiques et physiques étaient insérées à leur place dans cette tapisserie de chiffres, et où surtout, des constellations d'images peuplaient les pages consacrées au principal canal connu du public, celui de nos 'proches voisins frères de vision'. Maintenant que le public, directement ou via les montages opérés par les médias, pouvait à l'envie dévorer des images de 'personnes', de paysages, d'habitats, d' 'animaux', d'objets, alors la curiosité pouvait enfin véritablement se démocratiser et commencer à se satisfaire; des vies et des histoires pouvaient s'imaginer, et nos voisins commencer en quelques sortes à s' 'humaniser' à nos yeux, aussi déroutant qu'ait pu apparaître leur monde et leur aspect en première impression. Bref, le début de notre intégration dans notre nouveau monde soudain agrandi, même si c'était encore pour un moment avec le statut de sourd-muet illettré devant se contenter des images et des techniques, mais privé des récits. Mais la trame de tout ces éléments de contexte devenant progressivement familiers, et la motivation générale positive, aideraient sûrement à rendre réalisable ce dernier pas.


--- Fabrice NEYRET,  le 15 août 2010.


[1] Formule librement inspirée du remarquable article "A dialog on quantum gravity" de Carlo Rovelli, http://arxiv.org/abs/hep-th/0310077.

[2] Inspiré des réflexions historiques effectives sur "comment communiquer avec des intelligences extra-terrestres"; voir par exemple:
http://en.wikipedia.org/wiki/Communication_with_Extraterrestrial_Intelligence
http://www.astrosurf.com/luxorion/seti-messages.htm





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