(publiée en octobre 2000 dans l'anthologie Rêves d'Altaïr.)

 

Continuité

 

Nous sommes tous sur la brèche depuis le choc de cette nuit, et tous nous commençons à accuser le coup. Il est temps que ce conseil de crise se termine et que j'aille dormir un peu.

Nous avons maintenant une vision plus claire de la situation, dix heures après le choc. A trois heures du matin, tout le monde a entendu le même bruit sourd ; ceux qui dormaient le plus près du site ont ressenti la vibration, amortie par la structure souple du vaisseau. C'est vraisemblablement une météorite de taille importante qui est entrée en collision avec nous. Des collisions se produisent effectivement de temps en temps, notamment dans la ceinture de débris que nous traversons depuis quelques mois. Mais il est assez rare qu'un corps étranger pénètre aussi profondément à l’intérieur ; la plupart ne parviennent même pas à traverser le derme épais du vaisseau. Les dégâts doivent être importants puisque tout un quartier se trouve obturé, en tout une dizaine de pièces.

Je me trouvais sur place une demi-heure après le choc, probablement assez proche du lieu le plus interne de la déchirure. Mais le tissu conjonctif des parois était déjà très dilaté tout autour de cette zone ; je tenais à peine debout dans les salles qui ne ressemblaient plus qu'à des poches nervurées emplies d'air, et les couloirs étaient presque refermés. Je n'avais pas l'intention de me laisser emprisonner dans ce genre d'endroit, comme ça avait déjà failli arriver à plusieurs d’entre nous lors de précédents incidents. J'étais d'ailleurs déjà passé par cette épreuve il y a quelques temps, même si je n'en ai gardé aucun souvenir précis. Je me rappelais par contre très bien le récit de Frédérik : suite à une légère avarie dans l'un des moteurs, il s'était trouvé pris au piège et il avait dû ramper dans l’étroit boyau qu'était devenu le couloir antérieur. Et je dois avouer que dans les circonstances où je me trouvais, je visualisais assez facilement la chair tiède et humide des parois vivantes se refermant sur moi. J'ai donc dû rebrousser chemin quand le rétrécissement est devenu menaçant, sans avoir pu me faire une idée précise de l’étendue des dégâts. Il m’a fallu effectuer un grand détour pour revenir à l’arrière du vaisseau, la voie par laquelle j’étais arrivé s’étant totalement refermée. Impossible d'en savoir plus pour le moment ; il fallait attendre que le vaisseau cicatrise.

En tout cas, une chose est sûre, Tristan manque à l'appel. Nous l'avons cherché en vain dans toute la partie saine du vaisseau, tout en sachant qu'à l'heure du choc il était vraisemblablement en train de dormir dans sa cabine, voisine de la zone atteinte. Il n'a donc en principe que peu de chances d’être encore en vie, soit qu'il ait été tué dans la collision, soit qu'il soit resté enfermé dans l’oedème. Mais les principes logiques ont toujours été très tolérants à bord, et personne n'imagine vraiment que l'un d'entre nous puisse réellement disparaître. Certes, c’est une impression tout à fait irrationnelle, mais bien partagée par tous, et qui finalement confère une certaine légèreté à toute situation grave. Sans doute peut-on l'attribuer à un simple réflexe de défense psychologique, tant la disparition de l'un des dix membres de l’équipage, au cours de ce voyage de plusieurs décennies, serait à ce point catastrophique que l'idée même en devient inacceptable.

Mais il y a plus que cela. En fait, nous nous sentons dans le vaisseau comme au sein d'une gigantesque mère qui veille sur ses foetus. En vérité l'image n’est pas totalement injustifiée, dans la mesure où le vaisseau est objectivement vivant, constitué de tissus organiques génétiquement conçus pour s'auto-réparer et protéger l’équipage. Bien sûr, il ne faut pas se mettre directement en danger, car les perceptions limitées du macro-organisme peuvent rendre dangereuses ses réactions, lentes mais amples, surtout en cas de lésion. Les incidents ont d'ailleurs été relativement fréquents, dans la mesure où ce long voyage n'a rien d'une simple promenade en territoire balisé. Mais malgré tout, rien de grave n’est jamais arrivé à quiconque en huit ans. Il est donc tentant de croire que le vaisseau est à même d'affronter toutes les situations, et de protéger son équipage en toutes circonstances. Mais dix heures après l'incident, Tristan demeure introuvable, et nous ne pouvons guère forer la zone condamnée sans nous mettre en danger.

Au cours de ce conseil de crise, nous avons examiné tout ce qu'il nous est actuellement possible de connaître de la collision. En fait, juste assez pour nous assurer que la sécurité du vaisseau n’est pas menacée. Personne n'en doutait vraiment, tant nous avons confiance en lui ; mais au milieu du vide et des radiations, peut-on penser autrement sans devenir immédiatement schizophrène ? Cependant, nous avons peu d’expérience d'incidents de cette magnitude. Comme prévu, les membranes de la structure se sont immédiatement contractées sous le choc, puis les tissus ont fusionné de manière à éviter toute perte d’oxygène. Les salles se reformeront ensuite, une fois que la déchirure se sera réparée. Un équipement important se trouve prisonnier de la gangue ; nous nous attendons à ce que les tissus de la structure restituent l'essentiel du matériel pris dans la masse. Nous avons conclu ce bilan par le constat officiel de la disparition de l'un des dix membres d'équipage, tout en espérant encore le retrouver. L’état de crise se termine avec le conseil ; tout le monde a maintenant gagné le droit de retourner se coucher. Il ne sera pas possible d'en savoir plus avant deux ou trois jours, le temps que l’oedème se résorbe.

 

Ce matin, c’est l'effervescence : en venant prendre son café à l'office, Gwen a croisé Tristan errant dans les couloirs. Nous nous sommes tous retrouvés autour de lui, soulagés de le revoir et le pressant de questions, mais il était complètement hébété et n'avait que des souvenirs confus des derniers événements. Apparemment il n'avait rien de cassé, aussi l'avons-nous laissé se nourrir puis aller se coucher. Visiblement la gangue l'a finalement libéré, juste avant qu'il n’étouffe. La tension retombe, mais cette fois nous sommes passés très près du drame.

Peu après dans la matinée, je suis allé inspecter l’état de l’oedème. Celui-ci commence à peine à régresser ; aucun couloir n’est encore praticable, ni aucune salle libérée. En faisant le tour de la zone, j'essayais d'imaginer le lent processus qui, à l’intérieur, s'employait à restaurer l’intégrité des diverses membranes. Dans l’épaisseur des parois, tout autour de la région condamnée, on devinait les veines dilatées acheminant matériaux et énergie jusqu’aux tissus naissants. Et en appliquant les mains sur la surface souple et bombée limitant la zone, on sentait la chaleur et les légères palpitations de la chair au travail.

Je me plais à penser qu'en définitive, personne ne sait véritablement comment fonctionne le vaisseau, et que ce mystère n’est pas étranger à l'attachement respectueux qu'il suscite auprès de l'équipage. Bien sûr, les grandes structures ont été précisément spécifiées, et encodées dans les gènes qui contrôlent la croissance du macro-organisme. C’est précisément le travail des architectes, dans les chantiers navals orbitaux où sont conçus et engendrés les vaisseaux organiques destinés à l'essaimage de l’humanité. A petite échelle, les cellules des tissus fonctionnent comme celles de n'importe quel organisme vivant, puisqu'elles en sont parentes. La culture de cellules génériques et la création de lignées spécialisées est une tâche peu qualifiée qui ne présente guère de mystère. Mais entre ces deux échelles, il est difficile de comprendre précisément comment les spécifications interfèrent, comment la vie s’organise.

La lésion est maintenant suffisamment résorbée pour que l'on puisse à nouveau atteindre toutes les pièces du vaisseau. Ce ne sont pas véritablement les mêmes pièces : on peut sentir çà et là, dans les cloisons, des feuillets témoignant qu'une salle s'est autrefois trouvée dans l’épaisseur. Il a fallu plusieurs heures pour dégager complètement le mobilier que les parois n’avaient que partiellement régurgité. Les membranes sont lisses et brillantes dans la zone centrale, où la chair est visiblement neuve. Nous avons trouvé la météorite, repoussée vers la coque et complètement phagocytée dans une cloison épaisse. Celle-ci a visiblement entrepris de la broyer, ce qui lui prendra probablement plusieurs semaines, et de convoyer les débris vers l'avant du vaisseau à travers ses larges canaux de drainage. C'est là-bas que sont recyclés les quelques matériaux que l'on peut recueillir au cours du voyage. Tout semble rentrer dans l'ordre, et la vie monotone du vaisseau va pouvoir reprendre son cours.

Mais en début de soirée, alors que je traînais encore dans la partie rénovée, il m’a semblé détecter une autre surépaisseur près de la coque, bien plus ténue. J'ai d'abord pensé à un fragment de météorite, mais celle-ci est encore intacte. Ce n'est pas assez important pour être un élément du mobilier, que la paroi aurait de toute façon reconnu et rejeté. Piqué par la curiosité, je suis allé chercher l'échographe dans le bloc médical. Et là, j'ai identifié avec horreur le squelette de Tristan.

Yannick et Gwen m'ont suivi avec inquiétude lorsque je les ai réveillés en leur demandant fébrilement de me suivre. Je ne devais pas avoir l'air dans mon assiette. Je n'ai commencé à leur expliquer ce que j'avais trouvé qu'une fois sur place. Leur incrédulité était patente, mais ils pouvaient vérifier par eux-mêmes. Nous sommes restés tous trois muets pendant plusieurs minutes, essayant d'analyser la situation. L'explication naturelle voulait que tout le contenu des lieux - l'occupant compris - ait été pris au piège et phagocyté par les tissus environnants. La paroie était donc en train de digérer le corps de Tristan, non reconnu comme mobilier. Mais alors, qui était l'autre ? Comme apparemment personne n'avait rien de cohérent à proposer, nous avons décidé de réunir le conseil dès le lendemain, après avoir enfermé dans sa cabine celui qui se fait passer pour Tristan. J'imagine que les autres aussi ont très mal dormi. Il faut dire que la situation est inédite, et pour le moins inquiétante.

 

Ce matin, le conseil s’est avéré incapable d'y voir plus clair. Nous avons fait comparaître le simili-Tristan, qui visiblement ne comprend pas grand chose à ce dont on l'accuse. Mais de quoi l'accuse-t-on au juste ? Il était terrorisé en constatant que nous le considérions comme un imposteur. Je ne pouvais m’empêcher de m'imaginer à sa place, seul au milieu du vide, dans un petit monde fermé dont les habitants me répudieraient soudain. Mais je me suis repris en pensant que cet être ne peut pas être Tristan, puisque nous avons retrouvé ses restes, et qu'il représente un danger pour la communauté tant que sa provenance n'est pas élucidée et ses desseins déterminés. L'imposteur est actuellement assigné à sa cabine, pendant que nous poursuivons l’enquête.

C’est assez inexplicable : tout semble authentifier l’individu comme étant bien le membre d’équipage disparu, mais l'analyse du squelette attribue sans aucun doute possible celui-ci à Tristan. Un vent de folie inquiète souffle à bord. J’ai plusieurs fois fait répéter son récit à l'individu. Au moment du choc, il s'est réveillé en sursaut - il se trouvait tout près de l'impact - , et les parois de sa cabine se sont brusquement contractées sur lui. Il évoque le noir, la peur, l’étouffement, la pression incessante des parois ; dans son récit agité, il m'est difficile de séparer la réalité de l'imaginaire cauchemardesque. Puis il dit avoir rampé d'instinct, à peine conscient, jusqu’à se retrouver à la lumière. Sur ce point, cela ressemble beaucoup au récit de Frédérik.

Tout ceci m'a procuré un certain malaise, et me pousse à tester immédiatement une hypothèse à peine formée. Je me suis rendu vers le couloir antérieur, près des moteurs, et j'ai essayé de retrouver le lieu précis de l'accident de Frédérik, survenu quelques semaines plus tôt. L'incident avait été bien plus limité et n'avait guère retenu durablement notre attention. Mais, comme lors de chaque lésion, le vaisseau avait réagi localement et Frédérik en avait fait momentanément les frais. En inspectant minutieusement le couloir, j’ai fini, à la fin de la journée, par trouver une sur-épaisseur dans la cloison, encore plus ténue que celle qui détient le squelette de Tristan. Et je crois savoir ce que je vais trouver à l'intérieur.

 

Je vis maintenant une situation lourde et embrumée comme un mauvais rêve. Durant les quelques jours qui ont suivi la découverte du squelette de Frédérik, dont je n'ai parlé à personne, j'ai entrepris avec frénésie de sonder toutes les parois avoisinant les lieux d'anciens incidents. Et plusieurs fois j'y ai fait la même macabre découverte : Marianne, Isabelle, Patrick, et même Yannick... Je prend les choses presque sans émotion, plus tout à fait certain de vivre dans le réel. L'investigation est de plus en plus difficile alors que je remonte dans le temps : apparemment, les restes se disloquent et migrent à travers les parois vers l'avant du vaisseau, ce qui contribue à rendre leur détection plus aléatoire.

J'en suis arrivé à la constatation que la plupart des membres de l’équipage sont des imposteurs. Mais sortis d'où ? Et dans quel but ? Pourquoi n'ont-ils pas réagi quand j'ai révélé les premiers faits au conseil, alors qu'ils semblaient y être majoritaires ? Il y a une complicité dont je n'arrive pas à établir les termes entre les phagocytoses opérées par le vaisseau et l’équipage qui persiste à demeurer complet.

C'est aujourd'hui le cinquième jour. Je crois sombrer pour de bon dans la folie: je viens de découvrir un second squelette de Tristan. Je comprend de moins en moins, tout se brouille dans ma tête. Qu'est-ce qui est faux ? Les vivants ? Les squelettes ? Ou l'ensemble de mes perceptions ? Une sourde angoisse et une lancinante migraine ne me lâchent plus. Quant à la sérénité de la vie à bord du vaisseau, elle m’apparait de plus en plus fondée sur une illusion monstrueuse ; je commence à me sentir très mal à l'aise dans ses entrailles, dont j'entrevois désormais les mystères sous une forme hostile. Et je ne sais comment interpréter le regard étrange des membres de l’équipage que je croise. Savent-ils que je sais ? Il faut dire qu'à mon activité de conspirateur s'ajoute désormais une attitude de méfiance qui ne doit qu'attirer l'attention. Je me méfie donc de mes impressions et continue mes investigations vers l'avant du vaisseau, en évitant le contact avec les autres.

 

Voilà. J'aurais dû me douter qu'à un moment j'en arriverais là. Comment avais-je pu ne pas y penser, même en rêve - ou en cauchemar ? Peut-être est-ce ce que je cherchais dès le premier jour, après tout ? Je suis assis par terre, adossé à la paroi, les bras ballants et la sueur perlant au front. Pratiquement rien ne le trahit, mais une infime variation d’épaisseur module la cloison en face de moi. Et derrière, j'y suis. Moi, ou du moins des fragments de mon squelette, à peine identifiable. Je suis totalement dépassé, l'esprit vide, flottant dans une calme démence.

Il m’a fallu plusieurs heures pour me relever et me traîner jusqu’à ma cabine. Je me suis alors laissé tomber comme une masse dans ma couchette.

Après douze heures d'un sommeil agité, je me suis levé avec un plan résolu en tête. Il fallait bien savoir, à la fin. Apres quelques préparatifs discrets, je me suis dirigé comme un somnambule vers l'avant du vaisseau, vers les organes de recyclage. Cette partie n’est pas aménagée, aussi n'y mettons-nous pratiquement jamais les pieds. La chair du vaisseau y occupe la majeure partie de l'espace, tout juste traversée de quelques galeries. Je ne savais pas précisément ce que j'y cherchais, mais je savais que c'était là que je trouverais quelque chose, puisque c'était là que semblaient converger toutes les canalisations qui irriguent les parois de ce vaisseau plus vivant que jamais. J’ai pénétré dans la galerie principale, et je me suis installé pour une longue attente.

A l'heure prévue, la charge que j'ai placée au pied de la porte de la cabine de Tristan a déclenché une importante décharge électrique, provoquant la contraction immédiate de toutes les parois de la petite pièce. Il n'y avait aucun doute quant au devenir de son occupant surpris dans son sommeil. Je m'attendais à ce que quelque chose se passe, et je n’ai pas été déçu.

Après une quinzaine de minutes de doutes, la chair épaisse emplissant tout l'espace au-delà du conduit où je me trouvais s’est mise à réagir, ondulant, s’échauffant, se dilatant et se contractant alternativement. Au-delà de la peur, je me suis senti insignifiant au sein de cette masse en mouvement qui n’était probablement pas consciente de ma présence. Cela a duré toute une journée, pendant laquelle je suis resté à observer sans bouger.

Puis le calme est revenu. Enfin, comme je m'en doutais sans avoir encore osé le formuler, et sans savoir quelle apparence prendrait l’événement, j’ai vu une minuscule ouverture apparaître et s’élargir dans la paroi à quelques mètres de moi, puis une paire de bras maladroite en émerger: Tristan, à demi inconscient, essayait péniblement de s'extirper hors de la matrice. Et qui peut dire combien de fois il est ainsi depuis le début du voyage, lui, mais aussi chacun d'entre nous ?

 

D'un sourire triste, je prononce mentalement la conclusion implacable qui régit la vie de tout ce micro-univers : le vaisseau s'acquitte parfaitement de sa vocation protectrice, la pérennité de la mission est effectivement assurée. L’équipage se voit régénéré à chaque décès, lesquels sont incroyablement fréquents puisqu'il n’est plus essentiel de les éviter. Et il doit sûrement en être de même dans tous les autres vaisseaux organiques.

Mais alors, quels représentants de l’espèce humaine débarqueront, là-bas, à l’issue de chacune des missions d'essaimage partie vers les terres lointaines ?

 

Fabrice NEYRET, le 18/02/96



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