Absence

Il s'agrippa a la porte du frigo pour ne pas tomber. un vertige, se dit-il pour se rassurer alors que sa conscience essayait de remonter la pente. Et cette impression de vide. Il resta quelques instants encore abruti devant la porte du frigo ouverte. Puis, prenant conscience de l'anormalite de la situation, il s'efforca de remettre en route le cours normal des choses. La cafetiere electrique crachotait, signe qu'il etait en train de preparer son petit dejeuner. Il prit donc resolument le brick de lait et le beurre dans la porte du frigo. D'un enchainement de gestes dont l'automatique routiniere le rassura, il alluma la radio, sortit un bol du placard, y versa le cafe et deposa la carafe dans l'evier avant de s'asseoir.

Il avait a peine fini une tartine quand la porte de la cuisine s'ouvrit brusquement. "Qui etes vous ? Qu'est-ce que vous faites la ?". Elle avait l'air a la fois surprise et tres en colere. Il repondit par un "salut" trouble et la regarda d'un air interrogateur. Il n'avait pas immediatement remarque que dans le regard de la jeune femme transparaissait egalement une frayeur qui se contenait mal. "Mais qui etes-vous ? Que faites vous chez moi ?" reprit-elle. Il avala rapidement, tout en essayant de saisir la situation. "Mais enfin Claire, qu'est-ce qui t'arrive ?" Les traits de la femme se tendaient de plus belle, comme si la replique avait contenu quelque insoutenable abomination. Elle attrapa soudain un couteau de cuisine et hurla "sortez d'ici ! Sortez immediatement de chez moi !". Il pensa "mais, Claire..." mais la phrase n'atteint pas ses levres. La situation lui echappait a nouveau completement. Il quitta la femme du regard et se prit la tete entre les mains pour tenter de faire le point. Puis il entreprit de se lever, cherchant a retablir le contact qui s'etait rompu avec sa femme pour une raison parfaitement obscure. "Claire..." La jeune femme sursauta et recula d'un pas. Ramassee, brandissant son couteau, elle devint hysterique. "Sortez tout de suite ou je frappe". La situation devenait insupportable, aussi la fuite s'averait la meilleure facon de stopper cette scene totalement absurde. "Je t'appellerai du bureau" lanca-t-il du palier d'une voix hesitante, apres avoir attrape au vol son impermeable. Le bureau. Avec cette histoire, il allait finir par etre en retard et il n'etait meme pas rase. Le judas cligna, Claire le surveillait derriere la porte. Il haussa les epaules et descendit les escalier d'un pas presse. "C'est ridicule" pensa-t-il. Ce jugement sur la situation qu'il n'avait fait jusqu'a present que subir lui donna l'impression de reprendre un peu les choses en main.

Il traversa le hall, passa machinalement sa main dans la boite aux lettres pour verifier s'il s'y trouvait du courrier, et sortit de l'immeuble. Meme s'il n'etait pas bien pur, le souffle d'air lui fit du bien. Il entra dans la boutique de journaux mitoyenne, et feuilleta distraitement la presse du matin, s'efforcant de prendre un air affaire. "Votre monnaie Monsieur". Comme la voix s'adressait a lui sans erreur possible, il se redressa brusquement. Mais il n'avait encore rien achete ! "Votre monnaie". Il regarda un instant avec suspicion le billet et les pieces posees sur le comptoir. Il ne s'etait pas encore remis de sa premiere conversation kafkaienne du matin, et il n'envisageait vraiment pas d'en reprendre une autre si tot. Il attrapa nervement la monnaie et sortit de la boutique. De retour sur le trottoir, il se dirigea vers sa voiture qui etait garee un pate de maisons plus loin. Il etait difficile de trouver une place tout pres de son immeuble, mais marcher un peu ne le genait pas, bien au contraire. Avec les escaliers, c'etait bien le peu de sport quotidien auquel il s'astreignait ! Comme a son habitude, il sortit son porte-clefs bien avant d'avoir a s'en servir, et le considera vaguement. Tiens ? Entre les clefs de la voiture et celle de l'appartement, il s'en trouvait une qui ne lui disait pas grand chose. C'etait une clef somme toute ordinaire, mais il lui semblait la decouvrir pour la premiere fois dans sa main. Il decida d'ignorer le fait mais continua son chemin, perdu dans ses pensees. Le feu venait de passer au vert, aussi il appuya sur l'accelerateur.

Il realisa soudain qu'il venait a nouveau d'avoir un blanc. Il avait ete sur le trottoir, en train de marcher, puis maintenant au volant, et il n'avait pas le moindre souvenir du laps de temps entre ces deux instants, ni pour autant l'impression d'une reelle discontinuite. Il se sentit alors tres las. "Ca doit etre la fatigue, se dit-il, je devrais peut-etre voir un toubib". Il alluma la radio pour se calmer l'esprit. Il n'y avait pas plus d'un quart d'heure de chez lui au bureau. L'air de la ville etait embrume par la circulation, comme d'habitude. Il laissa la rassurante routine envahir ses sens, cette agreable sensation de savoir a chaque instant ce qui va apparaitre dans le champ visuel, comment vont se comporter les voitures autour de soi selon les rues, a quel moment le feu va passer au vert... Ce trajet etait grave dans ses gestes, depuis les annees qu'il le suivait, mais chaque point de repere qu'il croisait lui rechauffait le coeur comme s'il rencontrait un vieil ami. Le bistrot vieillot au coin de la rue. Le carrefour empli de la musique dissonnante des klaxons. Les grands immeubles vitres aux reflets vert pale... Il arriva enfin dans la rue sur laquelle donnait son bureau. Il se gara, verrouilla sa porte puis se dirigea vers l'entree. Il resta un instant interdit devant la grande porte. Puis il dissipa la pensee a peine formee. Ridicule. Bien sur que c'etait bien le bureau. Il fut quand meme rassure sans se l'avouer quand l'hotesse le salua d'un "bonjour Monsieur". Le grand ascenceur l'amena poussivement jusqu'au troisieme etage. Le couloir etait deja plein de vie. La cafetiere a cote du secretariat finissait de se remplir, la photocopieuse emettait ses petits cris plaintifs a chaque passage de feuille. Il adressa quelques bonjours auxquels on lui repondit vaguement. "Pas tres enthousiastes ce matin" pensa-t-il. Il entra dans son bureau, mais quelqu'un l'y attendait.

"Bonjour, que puis-je faire pour vous ?" Il resta sans voix, cloue. C'est le jeune homme qui venait de prononcer cette phrase, avant qu'il ait lui-meme le temps de la sortir ! Desagreablement ebranle, il decida de remettre immediatement les choses en places. "Pardonnez-moi jeune homme, je crois que c'est plutot a moi de vous demander ca. Cela dit, j'apprecierais que vous vous asseyiez de l'autre cote de mon bureau". Cette fois, c'est le jeune homme qui se figea de surprise. "Ecoutez, dit celui-ci, ca ne fait peut etre pas tres longtemps que je travaille dans cette boite, mais c'est bien mon bureau et c'est bien a moi qu'il faut s'adresser pour les devis, que ca vous plaise ou non". Il comprit que le jeune homme n'etait pas sur de lui, et que pour la premiere fois de la journee cela lui donnait l'avantage. Il etait bien dispose cette fois a triompher de l'absurde. Le ton alla donc crescendo, la voix du jeune homme se faisant plus aigue lorsqu'il cherchait a se donner du volume. De plus il s'empourprait progressivement, il apparaissait clairement maintenant qu'il n'aurait pas le dessus. "Tu as un probleme Roger ?". Martin, qui occupait le bureau voisin, intervenait, et sa question n'en etait pas vraiment une. Il avait ete d'abord soulage d'entendre la voix de Martin, mais ca n'etait pas son nom qu'il avait prononce. Et Martin le regardait d'un air particulierement hostile. "Fous-le dehors" lanca le jeune homme dans un souffle. Il fut alors projete violemment dans le couloir, et compris qu'il avait momentanement interet a partir sans demander d'explication. La situation lui avait fui des mains alors qu'il l'avait presque maitrisee, et cela le plongea dans un profond desarroi qui n'encourageait pas a faire face. Il entra dans les toilettes et se refugia derriere la porte la plus eloignee de l'entree. Il s'assit sur la cuvette et laissa son front reposer sur ses deux paumes. Cette journee etait aussi insupportable qu'incomprehensible. Il resta prostre ainsi quelques instants. Il se redressa lorsque la lumiere s'eteignit. Il se decida alors a sortir, et ouvrit la porte des toilettes avec precaution. Le bureau etait desert et il faisait nuit.

En descendant par l'escalier de service, il se dit qu'il avait du encore avoir un blanc, alors qu'il etait cache dans les toilettes. Un grouillement dans son estomac lui rappela que le temps s'etait reellement ecoule depuis la tartine de ce matin. Il convint d'aller voir un docteur au plus tot, mais de toute facon c'etait trop tard pour ce soir. La voiture etait toujours la, a deux pas de l'entree de la boite. Il fut absorbe pendant tout le trajet du retour, se repassant le film de sa courte journee au bureau. Qui etait ce type qui occupait sa place ? Pourquoi Martin ne l'avait pas reconnu, lui ? Mais a la fin, que se passait-il donc ? La boulangerie restait toujours ouverte assez tard le soir, il put donc acheter une baguette. Le sourire echange avec la boulangere, meme s'il etait banal, lui donna l'impression de faire a nouveau partie du monde. C'etait bete, mais il avait besoin de sentir cette attache. Il entra sous le porche de l'immeuble, releva le courrier qui ne contenait guere que des prospectus, puis eprouva une vague apprehension en montant les escaliers. Il n'avait pas rappele Claire du bureau et pour cause, et il se demandait a quel accueil s'attendre apres la scene inexplicable du matin. Il entra avec inquietude dans l'appartement mais tout etait calme. D'ailleurs tout etait eteint, Claire etait visiblement sortie malgre l'heure tardive. Il posa le pain sur la table de la cuisine apres en avoir preleve un bon morceau, puis decida que la meilleure chose a faire apres cette journee eprouvante etait encore d'aller se coucher. Il eut conscience dans son sommeil que la lumiere de la chambre s'etait allumee. Il grommela un "'soir Claire" et replongea dans l'abime.

Le reveil au matin fut pour le moins brutal. A grand bruit, quatre policiers envahirent la chambre et le mirent en joue. Il se redressa brusquement, les yeux grand ouverts mais l'esprit hagard. Claire se tenait a distance derriere eux, se mordillant le poignet. "Debout. Habillez-vous et suivez-nous". La precedente journee lui avait appris qu'il valait beaucoup mieux suivre le fil du courant que de chercher a s'y opposer quand le milieu environnant tournait a l'absurde. Il fut juste pris d'une grande lassitude a l'idee que le cauchemar perdurait malgre la fin de la nuit. Personne ne prononca un mot dans la voiture qui les amenait au commissariat. Il commencait a prendre une attitude detachee, mi-melancolique mi-amusee, comme si ca n'etait pas vraiment sur lui que les evenements deferlaient depuis 24 heures, ou comme si apres tout les choses n'etaient pas vraiment serieuses considerees a l'echelle geologique. De toute facon personne ne semblait l'attendre pensa-t-il un peu amer, ni a la maison ni au boulot. Alors pourquoi s'impatienter ? Au fond, il etait curieux de savoir comment tout cela allait finir. Ca le concernait quand meme un peu apres tout, il fallait donc bien qu'il joue le jeu s'il voulait assister au denouement. Une fois arrive dans le commissariat, il fut pousse dans une petite piece mal eclairee et assis sans menagement sur la chaise qui en occupait le centre. Archetype du film de serie B, le decor annoncait un long et penible interrogatoire.

Comme il s'y etait attendu, ce fut un interminable dialogue de sourds, l'incomprehension alternant avec la violence verbale. "Vous ne pouvez pas etre Frank Kerlson. Sa femme ne vous reconnait pas. Ses collegues ne vous reconnaissent pas. Et Frank Kerlson est mort depuis trois jours". Un peu surpris quand meme, il demanda plus d'explications quant a sa mort presumee. Le policier savourant le fait d'avoir pris l'imposteur en defaut les donna avec plaisir. "Mr Kerlson etait dans le coma depuis son accident de voiture, il y a plus d'un mois. Et finalement il est mort. Mais les docteurs vous diront ca mieux que moi". Le face a face avait dure toute la matinee, et il n'etait pas fache du relachement de tension que procurerait la rencontre d'autres visages. La confrontation etait pour le debut d'apres-midi, ce qui ne lui laissa que le temps d'une courte pause ou on lui permit d'engloutir un sandwich et un cafe. La contrainte la plus objective que lui imposait cette invraisemblable histoire concernait son estomac, a ce rythme il allait finir par mourir de faim.

La confrontation avait lieu dans une salle a l'etage superieur, plus adaptee a la frequentation d'un public civil. Bien eclairee, normalement meublee, elle ressemblait finalement a l'un des bureaux de l'entreprise dans laquelle il travaillait. Il se sentait plus a son aise dans ce contexte familier. Si l'on faisait abstraction des menotes, de sa barbe naissante qui le demangeait, et des deux policiers qui l'encadraient. Mais son detachement reprenait apres l'episode electrique de l'interrogatoire du matin, ce qui l'aidait a faire abstraction des contingences physiques qui l'enchainaient a l'absurde. Le recul le rendait plus libre. Claire et deux hommes aux visages maigres entrerent dans la piece et vinrent occuper les trois chaises en face de lui. Il en etait encore a considerer les nouveaux personnages quand il s'apercut que la discussion avait commence depuis au moins dix minutes. Les levres des deux hommes oscillaient a tour de role, signe qu'ils etaient en train de parler de quelque chose qui devait manifestement le concerner. Mr Frank Kerlson avait bien ete suivi depuis son accident par le docteur et le neurologue ici presents. Il avait ete admis a l'hopital il y a environ 6 semaines. Depuis une dizaine de jours il semblait sortir du coma. Mais sa situation s'etait brutalement degradee et il est mort il y a trois jours. Claire reprima un sanglot, puis ce fut a son tour de parler. Il s'efforcait d'entendre tous les mots qui etaient prononces dans le volume de la piece, mais il avait par moment l'impression de suivre un film en version originale dont il avait manque les 60 premieres minutes, et cela lui demandait un effort de concentration intense. Effectivement l'intrus -lui- possedait les clefs de l'appartement et de la voiture, puisqu'il avait derobe l'impermeable de son mari pendu pres de la porte d'entree. Aucune idee de ce qu'il pouvait chercher a son domicile ou a son bureau, ni d'ou il pouvait detenir les deux adresses et la description de la voiture. Ni meme de comment il escomptait faire admettre son imposture a ses proches puisqu'il ne ressemblait pas le moins du monde a Frank. Il sursauta. Avec ce point precis, il venait enfin de saisir un detail concret et verifiable qui permettrait de mettre les policiers de son cote au moins une fois dans la journee. "Je peux voir une photo de Mr Kerlson ?" demanda-t-il a l'inspecteur. Il louait la recompense de son effort de concentration qui lui avait permis in extremis de saisir l'occasion de dejouer ce qui ressemblait de plus en plus a un complot en bonne et due forme.

L'inspecteur le toisa un instant, depila quelques pages du dossier qui occupait son bureau et lui tendit une photo. Il fut pleinement rassure en la voyant, et s'ecria avec un sourire cynique que dopait sa soudaine assurance "Comment expliquez-vous alors, si je ne suis pas Frank Kerlson, que ce soit mon visage qui figure sur cette photographie ?" Claire et les deux hommes demeurerent interdits. Il etait heureux de les avoir pris en defaut, mais ca lui semblait presque trop facile. Comment pouvaient-ils avoir fomente tout ce stratageme et oublie un detail aussi evident ? Fier de son effet, il se tourna vers le policier. Mais lui aussi, comme en fait tout le monde dans la piece, arborait ce masque fige et incredule. Le silence dura une dizaine de secondes qu'il ressentit comme une eternite. Quelque chose etait decale dans l'agencement des faits, une fois encore, une fois de plus. Mais quoi ? Le docteur murmura quelque chose a l'oreille de Claire. Celle-ci fouilla dans son sac a main et remit un objet a l'inspecteur. Celui-ci lui confia le miroir sans le quitter des yeux. Tous le fixaient avec une etrange intensite. Dans le miroir, incroyable complice d'un complot qui prenait soudain une dimension cosmique, se reflechissait le visage d'un autre. Il resta hebete pendant tout le reste de la discussion. A voix basse, les deux docteurs et l'inspecteur parlaient precipitement tandis que Claire ecoutait sans rien dire. Puis on le raccompagna sans un mot dans la petite piece du bas, avec une attention qui contrastait avec la brusquerie de son traitement a son arrivee. Il se laissait d'ailleurs conduire mollement, se faisant pratiquement porter, son regard visant un point indetermine a travers le sol. Il resta sans bouger sur la chaise ou on l'avait pose. Des infirmiers vinrent le chercher une demi-heure plus tard.


Les deux confreres retournaient a l'hopital. "Tu l'as reconnu ce type ?" demanda celui qui conduisait. "Evidemment, que je l'ai reconnu, moi aussi, c'est le gars qui etait sous le second scanner. Je veux dire, quand le premier a grille et la cervelle de Frank Kerlson avec, a cause de cette maudite surtension dans le supraconducteur. Tu te rends compte ? Encore un peu et tout eclatait au grand jour". "Oui, on aurait du se mefier quand ce type a disparu du service, le lendemain. Mais apres tout on s'en sort pas si mal."

Fabrice NEYRET, le 10/02/96



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